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Les mille et une nuits de Julie Carrier

Entrevue avec une spécialiste du sommeil plus qu'éveillée!

Julie Carrier, professeure titulaire à l'Université de Montréal

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Agnès Martinova Croteau : Pourriez-vous nous dire un peu quelle est votre formation et quel est votre parcours?


Julie Carrier : Je suis tombée dans le sommeil très rapidement, mais vraiment par hasard. Je faisais mon bac en psychologie à l’Université d’Ottawa et, pour un travail d’été, j’avais eu une bourse pour aller travailler dans un laboratoire. Je me suis dit : « Ah, ça doit être intéressant, le sommeil! » Je me suis donc retrouvée là, pendant ma deuxième année de baccalauréat, et j’y ai travaillé un été. C’est depuis ce temps-là que je « fais » du sommeil. Je suis « tombée dedans », même « tombée amoureuse », à ce moment-là, du domaine entier. Probablement parce qu’en 1988 – tu vois, ça fait déjà… presque… 30 ans (rires) – on ne connaissait absolument pas les fonctions du sommeil, ni même l’importance du sommeil pour la santé et pour le cerveau. On s’en doutait, bien sûr, car tout le monde le sait : pas besoin d’avoir un doctorat pour savoir que lorsque l'on ne dort pas bien, on ne se sent pas bien. Cependant, on ne savait pas du tout pourquoi. Ça m’a fascinée! Après avoir laissé l’Université d’Ottawa, je suis allée à Montréal pour faire une maîtrise, puis un doctorat, en psychologie toujours mais avec une option plutôt axée sur la « psychophysiologie » ou « neuropsychologie ». J’ai encore travaillé sur le sommeil pour ma thèse de doctorat, mais cette fois avec un aspect aussi sur les rythmes biologiques. Ensuite, je suis allée en postdoctorat pour trois ans à Pittsburgh, où j’ai commencé à étudier plus spécifiquement comment le sommeil change avec l’âge, et quelles sont les conséquences de ce changement. C’est après cela que je suis revenue à l’Université de Montréal, où j’enseigne désormais depuis 21 ans. Mon programme de recherche a toujours été sur le sommeil. On peut donc dire que lorsque j’ai une idée en tête, je ne l’ai pas à peu près… (rires)! Ce qui est intéressant, ceci dit, c’est que ça m’a permis de voir tous les progrès qu’il y a eu depuis 30 ans dans le domaine.


AMC : Qu’est-ce que la « chronobiologie » et quelle est l’utilité de ce champ d’études?


JC : La chronobiologie, c’est vraiment l’étude des rythmes biologiques. Les rythmes biologiques, il y en a plein. Il y a plus de fonctions physiologiques qui fluctuent à l’intérieur de notre corps qu’il y a de fonctions physiologiques qui restent stables. Les rythmes biologiques qui sont le plus étudiés sont les rythmes dits « circadiens », soit ceux qui ont environ 24 heures. Presque toutes nos fonctions physiologiques fluctuent au cours d’un cycle de 24 heures. Ce n’est pas pour rien, c’est parce qu’on est des animaux diurnes. Par exemple, l’être humain doit rester en synchronie sur l’environnement externe du 24 heures. J’ai dit que la chronobiologie est la science qui étudie les rythmes biologiques; évidemment, le cycle éveil/sommeil est l’un de ces rythmes biologiques, mais nos fonctions cardiaques, notre température corporelle, la sécrétion du cortisol, la mélatonine, etc., sont également tous des rythmes qui fluctuent en fonction du 24 heures. C’est une science qui est assez jeune, c’est-à-dire qu’elle a été formalisée dans les années 1970 et 1980. Elle s’est développée aussi énormément avec les années.


AMC : Quels sont les moyens utilisés pour évaluer les différentes données reliées au sommeil d’une personne?


JC : Un gros paquet (rires)! Vous allez être surprise, mais beaucoup de connaissances qu’on a sur le sommeil proviennent aussi de mesures, voire de questionnaires et d’agendas du sommeil, où l’on demande aux gens de reporter la qualité de leur sommeil : comment ont-ils dormi? à quelle heure se sont-ils couchés? quelles sortes de stimulants ont-ils pris? etc. Cependant, si on veut vraiment connaître la composition du sommeil, comprendre ses stades et avoir une fenêtre sur le cerveau durant le sommeil, la technique par excellence est la polysomnographie, qui inclut notamment l’électroencéphalogramme nous permettant de mesurer les rythmes cérébraux. La polysomnographie inclut aussi d’autres mesures qui permettent, par exemple, d’apprécier le tonus musculaire : en effet, dans certains stades de sommeil, on devient « paralysé ». Par exemple, dans le sommeil paradoxal, le stade où l’on rêve le plus et où l’on fait les rêves les plus vivides, on se retrouve avec une atonie complète, c’est-à-dire que l’on n’a plus de tonus musculaire. Il se passe d’autres choses aussi : nos yeux bougent, donc on ajoute souvent en polysomnographie des électrodes sur le pourtour des yeux pour pouvoir voir les mouvements oculaires. On peut mettre d’autres électrodes également, notamment sur les muscles des jambes, pour nous permettre de mesurer leurs mouvements durant la nuit, étant donné que certains désordres du sommeil impliquent le mouvement périodique des jambes. Les gens vont alors donner des espèces de coups de pieds périodiques, ce qui peut d’ailleurs les réveiller. Qui plus est, si l’on veut étudier le syndrome des apnées du sommeil, on doit mettre des senseurs pour mesurer l’effort respiratoire pendant la nuit.


AC : Quels seraient les objectifs de toutes ces études? Déceler des anomalies ou éliminer des pathologies potentielles, par exemple?


JC : Pour l’aspect clinique, c’est bien cela. Vous savez, il y a 25 % de la population qui souffre d’un trouble du sommeil. Un des grands messages que je donne toujours en entrevue, c’est que le sommeil, c’est important! (Rires.) Ceci dit, il y a beaucoup de désordres du sommeil et une grande proportion de la population en souffre. Pour ces personnes, c’est important de chercher de l’aide; comme le sommeil est important pour la santé, il faut aussi savoir le traiter. Ainsi, oui, je dirais qu’en clinique, tout cet appareillage-là permet de pouvoir détecter des désordres ou de donner un diagnostic sur les troubles du sommeil. Cependant, de mon côté, je l’utilise pour comprendre diverses choses, notamment les fonctions du sommeil, pourquoi le sommeil se détériore avec l’âge, comment le sommeil nous permet d’apprendre, etc. Sur le plan de la recherche, l’électroencéphalogramme (EEG) est vraiment une fenêtre sur le cerveau. Par exemple, j’ai fait des études où l’on se demande : est-ce que l’EEG durant le sommeil peut aider à diagnostiquer de façon très précoce une neurodégénérescence? En effet, le cerveau qui est endormi fonctionne différemment du cerveau éveillé. Pour certaines pathologies, ou certaines démences, les systèmes qui sont actifs durant le sommeil sont très, très reliés à certaines formes de neurodégénérescence. Quand on prend un EEG à l’éveil, on a l’influence de plusieurs systèmes de neurotransmission. En comparaison, en sommeil paradoxal, il y a des neurotransmetteurs qui sont particulièrement actifs pendant ces phases-là, et c’est très fortement lié à la démence du type Alzheimer. L’EEG pendant le sommeil est donc une façon de regarder le cerveau et sa manière de fonctionner dans un état qui diffère totalement de l’état d’éveil.


AC : Le sommeil aurait ainsi des liens avec les troubles cognitifs ou les maladies neurodégénératives?


JC : Cent milles à l’heure! Il y a encore beaucoup d’études à faire, mais j’ai tout un plan de recherche qui se penche précisément là-dessus. Dans un premier temps, comment le sommeil peut-il être un prédicteur?... dans le sens : « Dis-moi comment tu dors maintenant, et je te dirai comment sera ta santé cognitive des années plus tard ». Il y a de plus en plus d’études qui montrent un lien évident entre les deux. Ça peut être le sommeil pathologique: le syndrome des apnées du sommeil est probablement un des syndromes qui sont le plus directement associés à des troubles cognitifs à long terme. Cependant, de plus en plus, même certains stades de sommeil pourraient être des prédicteurs de la neurodégénérescence. Même chose pour les patrons de sommeil.StartFragment


Vous savez, dans le sommeil, il se passe beaucoup de choses. Le premier message que je donne tout le temps, en entrevue, est surtout axé sur les jeunes jusqu’au milieu de l’âge adulte. Tout le monde sait qu’à quelque part, c’est important de dormir, mais personne ne priorise le sommeil dans sa vie. C’est pour cela que le premier message que je donne toujours, c’est que le sommeil est crucial pour la santé physique, cognitive et émotionnelle. Les données que nous avons là-dessus sont «béton » de nos jours. Avant, on le savait « un peu », mais désormais, la communauté fait de plus en plus de recherches et cette communauté ne cesse d’ailleurs de s’agrandir. Comme j’ai mentionné tout à l’heure, on en est au point où c’est vraiment ainsi : « Dis-moi comment tu dors maintenant, et je te dirai comment sera ta santé cognitive des années plus tard. » Malheureusement, les jeunes adultes considèrent que pour être productifs et pour avoir une vie pleine, il faut dormir le moins possible. C’est d’une tristesse absolue, puisque lorsqu’on est jeune, on a un sommeil magnifique! (Rires.) Comparativement à quelqu’un qui vieillit et dont le sommeil se détériore naturellement, amenant ainsi son lot de désordres, les jeunes ont beaucoup de problèmes, mais pas parce qu’ils ne dorment pas bien. Évidemment, il y en a qui ont des problèmes d’insomnie, sauf que de façon générale, les jeunes ont une faculté de dormir très forte, mais ils considèrent cela comme n’étant absolument pas important. C’est pourtant un peu comme l’activité physique ou le fait de bien se nourrir. Peut-être qu’on est capable de résister à la privation de sommeil lorsqu’on est jeune et qu’on veut avoir une vie pleine, dormir le moins possible, étudier pendant la nuit… mais tout cela a des impacts. La façon dont on dort à 20 ou 30 ans est aussi un prédicteur. C’est comme un investissement dans sa santé, et cela, les études le démontrent clairement : durant le sommeil, les fonctions cardiaques sont régulées, le cerveau est pour ainsi dire « nettoyé », etc. Il y a même des études qui démontrent que la bêta-amyloïde, une protéine associée à la maladie d’Alzheimer, est évacuée du cerveau durant le sommeil en particulier. Il y a définitivement des centaines d’évidences qui montrent que dormir, c’est important, et même si on est capable de fonctionner, ça ne veut pas dire qu’on n’est pas en train d'hypothéquer son avenir. Je le dis aussi aux étudiants. C’est vrai que si on étudie toute la nuit, on sera capable, le lendemain, de « vomir » sur sa copie ce qu’on a appris, mais la différence entre quelqu’un qui dort et quelqu’un qui étudie toute la nuit, c’est la consolidation de l’information, à savoir combien de temps elle restera dans la mémoire. À court terme, un étudiant sera capable de se rappeler ce qu’il a appris pendant la nuit, mais durant le sommeil, il se passe toutes sortes de processus qui font que la mémoire restera à plus long terme, et c’est de cela qu’il se prive.


C’est un gros, gros message de santé public. Après avoir passé tant d’années à faire de la recherche en sommeil, je trouve vraiment qu’on en est rendu à lancer le message suivant : vingt-cinq pour cent de la population a un trouble de sommeil, et ça, c’est triste; mais surtout, vu que le sommeil est aussi important, il faut dire à la population de chercher de l’aide, et ce, même si on ne la trouve pas nécessairement rapidement dans notre système de santé.


Et pour les jeunes… il faut vraiment qu’ils considèrent cela aussi important que d’aller au gym ou de manger… «végan »! (Rires.)


AC: Vous avez mentionné les stades de sommeil. Est-ce que vous pourriez nous donner plus de détails et préciser à quoi chaque stade correspond?


JC: Oui. Premièrement, il faut savoir que durant une nuit complète, on dort selon des cycles. Ces cycles-là ont une durée d’environ 90 minutes. Un cycle est composé de deux grandes phases de sommeil : une phase de sommeil dit « lent », et une phase de sommeil nommé « sommeil paradoxal ». Donc, toute la nuit, il y a un cycle composé d’une période de sommeil lent puis d’une période de sommeil paradoxal, qui prend place pour une durée de 90 minutes. Ce cycle-là va ensuite se répéter : sommeil lent, sommeil paradoxal, sommeil lent, sommeil paradoxal, et ainsi de suite. On peut avoir de 4 à 6 cycles dans une nuit de 8 heures, mais la composition de ces cycles-là va différer, selon si on est rendu au début ou à la fin de la nuit. Dans le sommeil lent, il y a différents niveaux de profondeur, du sommeil lent léger jusqu’au sommeil lent profond. De nos jours, on divise le sommeil lent en trois stades différents. D’abord il y a le stade 1, qui est le sommeil lent le plus léger, jusqu’au stade 3, qui est le sommeil lent le plus profond. Au début de la nuit, le premier cycle comporte une très longue période de sommeil lent avec une très courte période de sommeil paradoxal, soit autour de 60 ou 65 minutes de sommeil lent avec 10 minutes de sommeil paradoxal. De plus, le sommeil lent au début de la nuit est très, très profond. Il sera donc composé majoritairement de stade 3. Au fur et à mesure que la nuit progresse, la quantité de sommeil lent dans le cycle diminue. Le dernier cycle de la nuit pourrait être composé, par exemple, d’une demi-heure de sommeil lent suivie d’une période de 60 minutes de sommeil paradoxal. Le sommeil lent de la fin de la nuit sera également beaucoup plus léger : il n’y aura plus du tout de sommeil lent profond (stade 3), par contre il y aura présence du stade 2 et du stade 1. Donc, au début de la nuit il y a beaucoup de sommeil lent profond et peu de sommeil paradoxal. Ensuite, à chaque cycle, le sommeil paradoxal tend à augmenter pour prendre une plus grande place et le sommeil lent devient plus léger.


AC: Pour ma prochaine question, est-ce que vous pourriez donner d’autres troubles du sommeil, en passant du plus commun au plus rare, voire incapacitant? JC: Les troubles du sommeil, il y en a une « flopée » (...).


***Lire la suite de la réponse de Julie Carrier vous intéresse? Pour en savoir davantage sur les divers troubles du sommeil, et bien plus encore, ne manquez pas la deuxième partie de l’entrevue sur Neuropresse.com, à paraître le 18 août 2019.***

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