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Classifier et définir les troubles mentaux, tout un défi !

Classifier différents éléments selon certains critères est un exercice banal auquel chacun de nous se prête quotidiennement. Les critères utilisés peuvent être qualitatifs (exemple : les couleurs) ou quantitatifs (masse d’un objet ou encore son prix). Classifier des objets ou des données est un moyen de faciliter notre compréhension du monde et de discriminer certains éléments qui peuvent être confondants au premier abord. Dans le domaine médical, la classification des maladies permet de simplifier leur identification à partir de critères bien déterminés : c’est ce qu’on appelle la nosologie. Ces critères peuvent être assez précis dans certaines spécialités, mais ceux utilisés en psychiatrie sont généralement qualitatifs et arbitraires, et ils commencent à être remis en question par les chercheurs et les cliniciens. En effet, ces derniers peuvent avoir du mal à distinguer deux troubles juste en se référant à une liste de critères.

La nosologie psychiatrique a fait son apparition au 19e siècle quand le psychiatre allemand Emil Kraepelin a catégorisé les troubles psychiatriques (reconnus à l’époque) selon des ensembles de symptômes. Il voulait ainsi se distinguer de ses prédécesseurs en prenant une approche davantage objective. Depuis, la psychopathologie, qui est l’étude des troubles mentaux, a grandement évolué et a donné naissance en 1952 à la première version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (mieux connu sous l’acronyme DSM). Le DSM est pour les cliniciens et les chercheurs l’un des ouvrages de référence qui regroupent le mieux l’ensemble des troubles psychiatriques reconnus. Alors que le DSM est largement utilisé en Amérique du Nord, ailleurs dans le monde on a davantage recours à la Classification internationale des maladies (ICD), cette dernière étant la vision nosologique de l’Organisation mondiale de la Santé. Le DSM et l’ICD sont les ouvrages les plus reconnus dans le monde, mais d’autres nosologies psychiatriques existent, comme la classification chinoise des troubles mentaux (CCMD) dont l’édition la plus récente a paru au début du présent millénaire (Chen, YF. 2001).

Il est important de considérer l’époque à laquelle les différentes classifications ont été élaborées, mais il faut savoir aussi qu’il existe, pour un même trouble mental, de grandes disparités de critères diagnostiques selon où l’on se trouve sur la planète. Autrement dit, il faut également tenir compte de l’influence socioculturelle dans la catégorisation de certains troubles. Il n’est donc pas étonnant que les critères du DSM diffèrent partiellement de ceux de l’ICD-10 et de la CCMD. À ne pas oublier, enfin, que l’évolution des mentalités peut intervenir. Par exemple, l’homosexualité était incluse dans le DSM-I et elle n’a été retirée que dans la version révisée du DSM-III en 1987. Depuis ce temps, les chercheurs ont élaboré différents modèles afin d’améliorer la compréhension et l’évaluation des troubles mentaux.

La nosologie psychiatrique conventionnelle présente un autre problème dû au fait qu’elle comprend de nombreux cas de comorbidité (plus d’un trouble sont présents en même temps). Un exemple clinique fréquent est la concomitance des deux troubles émotionnels que sont l’anxiété et la dépression. Au lieu de se baser sur les symptômes cliniques et d’associer ceux-ci à des troubles différents, des chercheurs ont adopté un angle hiérarchique pour organiser une famille de symptômes nommés phénomènes d’internalisation (quand on n’exprime pas ses soucis et qu’on les garde pour soi, cela peut s’exprimer de différentes manières) sous la bannière d’une des trois sous-branches suivantes : la détresse, la peur et le spectre de la manie (voir ci-dessous le diagramme 1 de Waszczuk et al., 2017 repris par Krueger et al., 2018). Chacune de ces branches est associée à un ensemble de symptômes émotionnels organisés sous la forme d’un spectre. Une telle organisation hiérarchique pourrait aider à comprendre les causes sous-jacentes des psychopathologies chez des patients ayant des présentations cliniques complexes (selon la nosologie psychiatrique conventionnelle).

Diagramme 1. Organisation hiérarchique du spectre d’internalisation basée sur des données empiriques. Diagramme développé par Waszczuk et al., 2017 et repris par Krueger et al., 2018.

Une approche similaire a été élaborée pour tenter de réorganiser l’ensemble de la psychopathologie. En effet, un regroupement international de chercheurs a créé un modèle hiérarchique (appelé en anglais Hierarchical Taxonomy of Psychopathology - HiTOP) en se basant sur une vision empirique et dimensionnelle de la psychopathologie. On peut se représenter ce modèle comme un organigramme. Tout en haut, on trouve la psychopathologie générale chapeautant au deuxième rang plusieurs spectres, puis au troisième rang les facteurs, etc. Plus on descend vers le bas de la pyramide, plus les composantes deviennent pointues et spécifiques. On peut voir qu’il existe, à la façon d’un organigramme, des liens entre les spectres et certains facteurs, et entre les facteurs et les syndromes, et ainsi de suite.

Il est nécessaire ici de souligner une chose importante. C’est qu’il ne faut pas en venir à mettre sur le même pied le modèle HiTOP et le nouveau DSM-V, car certains éléments du modèle dimensionnel (voir le diagramme ci-dessous) ne font pas l’unanimité parmi les chercheurs et font encore l’objet de discussions. Le DSM-V demeure encore le modèle le plus utile en milieu clinique.

Diagramme 2. Le modèle HiTOP (Hierarchical Taxonomy of Psychopathology). Les composantes supérieures sont plus générales alors que les composantes inférieures sont plus pointues et plus spécifiques. Diagramme provenant de Conway et al., 2019.

La classification des troubles psychiatriques met en cause des enjeux cliniques cruciaux en matière de validité et de fiabilité des diagnostics. Sur cette question, le DSM-V, publié en 2013, a rendu certains spécialistes perplexes. En effet, il a été observé que, de façon générale, les cliniciens ne s’entendaient pas sur le diagnostic à poser pour un même patient atteint de dépression majeure (Freedman et al., 2013). Ce manque de fiabilité est à prendre au sérieux car, en effet, un patient présentant à deux psychiatres les mêmes symptômes peut recevoir de ces derniers un diagnostic différent. Par exemple, la bipolarité pédiatrique fait l’objet d’une controverse en milieu clinique dû au fait que les signes cardinaux (signes spécifiques que les cliniciens observent) soulèvent actuellement des débats (Serra et al., 2017). Le problème réside dans le fait que de nombreux patients pourraient recevoir plus d’un diagnostic quand les signes cliniques ne sont pas bien établis. Près de la moitié des enfants et des adolescents ayant reçu un diagnostic de trouble de bipolarité pédiatrique reçoivent également un diagnostic de trouble de déficit d’attention et d’hyperactivité (Van Meter et al., 2016, rapporté dans Findling et al., 2018). Définir avec précision les troubles mentaux est donc un défi de taille quand vient le temps de déterminer si un patient souffre effectivement de plus d’un trouble mental ou non.

Malgré que la nosologie psychiatrique actuelle ne soit pas optimale, il faut néanmoins souligner que nous avons aujourd’hui une meilleure compréhension des facteurs prédisposants aux troubles mentaux. Il est à noter aussi que chaque nouvelle version des manuels de classification des troubles mentaux comprend des modifications qui reflètent son environnement au moment de sa parution. On comprendra donc pourquoi les chercheurs et les cliniciens attendent avec impatience la parution de la onzième version de la Classification internationale des maladies (l’ICD-11). L’ouvrage, qui présente bien sûr son modèle de classification des troubles mentaux, devrait paraître prochainement.

Références

  • Chen YF. Chinese Classification of Mental Disorders (CCMD-3): Towards Integration in International Classification. Psychopathology. 2002;35(2-3):171-5.

  • Waszczuk, M. A., Kotov, R., Ruggero, C., Gamez, W., & Watson, D. (2017). Hierarchical structure of emotional disorders: From individual symptoms to the spectrum. Journal of Abnormal Psychology, 126(5), 613.

  • Krueger, R. F., Kotov, R., Watson, D., Forbes, M. K., Eaton, N. R., Ruggero, C. J., ... & Bagby, R. M. (2018). Progress in achieving quantitative classification of psychopathology. World Psychiatry, 17(3), 282-293.

  • Conway, C. C., Forbes, M. K., Forbush, K. T., Fried, E. I., Hallquist, M. N., Kotov, R., ... & Sunderland, M. (2019). A hierarchical taxonomy of psychopathology can transform mental health research. Perspectives on Psychological Science, 1745691618810696.

  • Freedman, R., Lewis, D. A., Michels, R., Pine, D. S., Schultz, S. K., Tamminga, C. A., ... & Shrout, P. E. (2013). The initial field trials of DSM-5: new blooms and old thorns.

  • Serra, G., Uchida, M., Battaglia, C., Pia Casinia, M., De Chiara, L., Biederman, J., ... & Wozniak, J. (2017). Pediatric mania: the controversy between euphoria and irritability. Current neuropharmacology, 15(3), 386-393.

  • Van Meter, A. R., Burke, C., Kowatch, R. A., Findling, R. L., & Youngstrom, E. A. (2016). Ten‐year updated meta‐analysis of the clinical characteristics of pediatric mania and hypomania. Bipolar disorders, 18(1), 19-32.

  • Findling, R. L., Stepanova, E., Youngstrom, E. A., & Young, A. S. (2018). Progress in diagnosis and treatment of bipolar disorder among children and adolescents: an international perspective. Evidence-based mental health, 21(4), 177-181.

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